La Revue cinéma et société

Cinéma et monde rural, Note sur trois films récents : L’Eau, la terre et le paysan, L’Assiette sale, Le Lait sur le feu

Lors du festival « Traces de vie » de novembre 2007 à Clermont-Ferrand, trois films sur des transformations en cours de la vie paysanne en France étaient soit programmés, soit visibles dans la salle de visionnage. Dans chacun de ces films, les cinéastes nous font approcher des gens qui cherchent des portes de sortie à la restructuration actuelle. Ces films prolongent donc le propos de la sélection de Tulle en 2007, en nous ramenant à l’état des campagnes aujourd’hui, et en nous mettant face à une question posée tant aux urbains consommateurs qu’aux campagnards producteurs – que faire ? comment s’organiser ? Quelles voies de survie tant matérielles qu’éthiques sont ouvertes et possibles ?

Christian Rouaud, dans L’Eau, la terre et le paysan nous amène dans la ferme de Joseph et Suzanne Dufour à côté de l’embouchure de l’Ouessant en Bretagne, près de Saint Brieuc. Le film démarre avec la caméra plantée à côté de Joseph, dans une voiture, et c’est en sa compagnie que nous ferons ce bout de route. Il n’y a plus de touristes, explique-t-il. Les maisons d’été sont vides. Les algues ont tout envahi. Elles couvrent de leur masse nauséabonde tout le bord de mer qui autrefois attirait tant de monde. Elles sont épaisses, visqueuses, malodorantes.

Joseph fait partie de la quatrième génération de paysans-éleveurs qui vivent dans une ferme à deux pas de la mer. Dans le film, il nous mène à travers un cheminement de monstration et de démonstration, de rencontres, de discussions et de visites avec des voisins, dans des lieux et des sites multiples pour nous expliquer pourquoi l’élevage productiviste à l’américaine provoque des dégâts considérables sur l’écosystème des côtes bretonnes, et les tentatives que lui, il fait pour en sortir.

Joseph Dufour est d’autant plus habilité à parler de cette modernisation qu’il a fait partie de ses promoteurs et acteurs. Étudiant en école d’agriculture pendant la glorieuse épopée du remembrement et de la mécanisation de la Bretagne, il connaît tout des piqûres, des aliments complémentaires, de l’azote et des engrais nécessaires pour produire toujours plus par hectare. L’eau, dit-il, on ne s’en souciait pas du tout.

Puis il nous amène sur le bord de la mer où nous rencontrons Didier Dubois dont le métier était la production de coquillages. Aujourd’hui celui-ci est inactif, car ses moules sont impropres à la consommation.

C’est à partir de ce constat, visible, du résultat d’une course folle à la quantité et aussi à l’asservissement du paysan aux intérêts de l’industrie, que Joseph Dufour mettra en question ses certitudes.Elles tomberont les unes après les autres.

La solution qu’il trouvera est dans une agriculture non seulement « bio », mais repensée dans toutes ces facettes et toutes ces pratiques, dans le respect de ce que peut et ne peut pas supporter la terre. En racontant les dégâts provoqués par l’épandage de la lisière de vache ou de porc, il prend conscience qu’on ne peut pas, en voulant gagner sa vie, empêcher le voisin d’en faire autant. Un des mouvements les plus stimulants du film est la manière dont le personnage principal narre ses propres résistances aux idées et aux pratiques nouvelles, ses doutes et ses hésitations. Il y a une scène, notamment autour de l’arrachage ou du replantage des haies, où père et fils s’opposent car son père, aujourd’hui retraité, a soutenu avec énergie dans les années 70 la mécanisation considérée comme un progrès considérable. Et le père trouve les idées écolos de son fiston absurdes et fantasques. Et en effet, le film nous montre bien qu’il faut une considérable force de conviction et de constance pour s’opposer à la logique « évidente » du marché.

Entre rencontres, interviews, témoignages, visites, ce film est un reportage un peu conventionnel peut-être, mais proche, amical et chaleureux qui nous fait découvrir un pays à la recherche d’une autre manière de vivre et de produire.

Denis Piningre a pu produire son film, L’Assiette sale, en partie grâce à des souscriptions de donateurs, de membres de réseaux bio et d’achat paysan (Amap notamment). Car si ce n’est pas un film sur les nouvelles formes d’échange direct entre paysan et consommateur, c’est par ce biais qu’il se termine. Avec un petit retour vers les hommes qui l’ont fait démarrer – les travailleurs saisonniers maghrébins qui cultivent et cueillent les fruits et légumes produits par la culture intensive des gros producteurs des Bouches du Rhône. La production du film par souscription va de pair avec une volonté militante évidente, dont témoignent la durée des tournages et leur extension géographique. Piningre a filmé les ouvriers saisonniers dans leurs taudis et en grève, c’est ainsi que le film commence. Il a poursuivi le fil en en filmant d’autres dans les fermes et les entreprises fruitières régionales, en allant au Maroc pour sonder la vie familiale des émigrés rentrés, en interrogeant le type d’agriculture et le type de consommation dont ces hommes (et cet esclavage) sont un des rouages essentiels. Le film va au bout de la dénonciation avec quelques tranches d’interview de Christian Jacquiau, qui épingle en trois bouts de phrase toute la domination crapuleuse et étouffante des centrales d’achat et des hypermarchés sur la production et les paysans.

Puis, vers les 45 minutes, le réalisateur fait demi-tour pour enquêter sur des nouvelles pratiques d’agriculture et de distribution, cherchant auprès de ceux ou celles qui s’y engagent des propositions positives qui déboucheraient sur un autre avenir possible. Évidemment, on change d’échelle et le film ne cache pas la limite de ses micro-solutions associatives à des problèmes posés par le capitalisme agro-alimentaire à l’échelle du continent et de la planète. Mais c’est ce mouvement que le montage imprime au film. C’est une dynamique courageuse car le film s’est fait sans aucun engagement de diffusion cinématographique ou télévisuelle. Et nous qui faisons du cinéma militant savons quelle énergie et quel courage dans la persévérance cela suppose.

Si on peut regretter le parti pris du cinéaste de faire « entendre sa propre voix » par le biais, plutôt répétitif et agaçant, d’intertitres déroulants, il s’agit néanmoins d’un film éminemment utile, susceptible d’être projeté devant des publics variés et très larges, puisqu’il s’adresse à quiconque a mis les pieds dans un supermarché ou a mangé une salade.

Avec Le Lait sur le feu, le cinéma aborde la crise des campagnes par le personnel et par l’intime. Alain Crézé et sa femme sont éleveurs de vaches laitières, ayant accumulé une longue expérience dans leur métier.

Un cas d’ESB condamne le troupeau entier à l’abattage. Alain se bat bec et ongles contre cette éradication qu’il dit stupide et irrationnelle, mais il perd. Le film ne le dit pas, mais on le sait : les enjeux en termes de finances et de communication sont trop importants. Le film démarre avec la dernière traite du troupeau et son départ à l’abattoir, une scène pénible filmée de manière emphatique et qui dure une bonne vingtaine de minutes.

Le spectateur ne comprendra pas l’importance de cette insistance avant la fin du film. Car les cinéastes qui n’ont filmé que la dernière scène de la bataille saisissent l’occasion de filmer, pendant une certaine durée, ses suites. Et c’est là où on voit la mise en place de tout le dispositif de « reconversions » proposées, qui n’abou-tissent qu’à des échecs répétés, et avec chaque échec un coup de plus dans l’amour-propre et l’estime de soi du paysan. Le pire, c’est la tentative de transformer l’expertise acquise à la ferme en un diplôme validé par l’État. Devenir enseignant agricole, pourquoi pas ? Mais, dans les confrontations entre Alain, qui a bataillé pour produire du texte, et son tuteur, plus jeune mais confortablement assis dans son assurance intellectuelle, il y a un gouffre, de classe ?, qui ne se réduira pas. Et l’échec sur ce plan, comme l’échec de la vente de la ferme, condamnent l’agriculteur à continuer. Continuer à produire, repeupler la ferme, mais avec moins d’animaux, des animaux qui ne sont pas issus de son savoir-faire, une descente aux enfers et une manière, comme l’indiquent les cinéastes avec leur dernier plan, de tourner en rond dans la déprime.

Finalement des trois films, celui-ci est le plus beau et le plus touchant, car le plus près d’un personnage pris dans un engrenage mortifère, pour lui et pour toute la classe des paysans producteurs qu’il représente. Mais si on programmait ces trois films, c’est probablement celui avec lequel il faudrait commencer.

Michael Hoare,
2007