Lanceurs d’alerte. Ou la défense du droit à l’information

Sélection réalisée en : mai 2024

Chaque année, le 3 mai marque la journée internationale de la liberté de la presse. Le 17 mai, celle de la société de l’information. Le 20 mai prochain sera également un jour qui fera date : la Haute Cour de justice britannique rendra en effet son jugement quant à la recevabilité de l’ultime appel de Julian Assange qui lutte contre son extradition vers les États-Unis où il risque une peine de 175 ans de prison.

C’est parce que nous devons continuer de nous mobiliser qu’à Autour du 1er mai nous avons choisi de projeter le film Ithaka. Le combat pour libérer Assange lors de notre prochaine séance de La Discut’, le 3 mai au Véo de Tulle. Et que nous avons trouvé nécessaire de consacrer notre filmographie du mois aux lanceurs et lanceuses d’alerte dont les actions et les mises en danger personnelles, guidées par de profondes convictions, contribuent à défendre notre droit collectif à l’information.

La filmographie est également disponible au format pdf ici.

1 – Julian Assange : «  S’il est extradé, il sera condamné avant même d’avoir été jugé  » (1)

Le jeudi 16 mai à 19 h 30, le Comité de soutien Assange organise à Paris une grande conférence intitulée «  L’affaire Assange au regard du droit : 14 ans de persécution judiciaire  » – une conférence qui sera également un rassemblement de soutien à quatre jours du verdict de la Haute Cour britannique. Celle-ci devra en effet se prononcer quant à la recevabilité de l’appel déposé par Assange, ultime recours pour empêcher son extradition vers les États-Unis.

Vous ressentez le besoin de vous replonger dans les multiples étapes de cette escalade de persécutions privant un journaliste de sa liberté pour simplement avoir fait son métier  ? Ou bien l’affaire Assange/Wikileaks vous dit vaguement quelque chose mais vous êtes globalement passé·es à côté pendant la décennie qui vient de s’écouler (l’omerta des médias dominants n’aidant pas)  ? Dans un cas comme dans l’autre, sachez que, grâce aux Mutins de Pangée, vous disposez désormais de deux films en français pour vous rattraper  ! (2)

Commençons par Hacking Justice de Clara López Rubio et Juan Pancorbo (2021), qui vous racontera en détails l’enchaînement des procédures judiciaires qui ont conduit Julien Assange à subir d’ores et déjà quatorze ans de privation de liberté, et à risquer une peine de 175 ans de prison aux États-Unis. Le film revient tout d’abord sur la création de Wikileaks en 2006, un outil de publication crypté qu’Assange et son équipe ont conçu afin de permettre à des lanceurs et lanceuses d’alerte de transmettre des documents d’intérêt public de façon anonyme. Il montre ensuite comment, en 2010, Assange est devenu une cible à abattre pour les États-Unis après que WikiLeaks a publié des documents de l’US Army constituant aujourd’hui encore les révélations les plus importantes de l’histoire des crimes de guerre. Enfin, le film suit pas à pas, pendant neuf ans, la défense légale d’Assange coordonnée par Baltasar Garzón qui révèle l’ampleur des implications politiques de l’affaire en terme de justice et de liberté d’informer, et combien le journalisme d’investigation se retrouve aujourd’hui menacé et criminalisé.

Ithaka. Le combat pour libérer Assange, de Ben Lawrence (2021), nous fait quant à lui pénétrer dans l’envers du décor. Il se concentre sur l’intimité du combat du père (John Shipton) et de l’épouse (Stella Assange) de Julian Assange. Un combat entier et quotidien pour le tenir en vie tandis qu’il demeure enfermé dans la prison de haute sécurité de Belmarsh à Londres depuis avril 2019. Un combat marathon qui les amène à parcourir le monde sans répit, à la recherche de toujours plus de soutiens. Parce que le temps est compté. Pour Assange qui y perd peu à peu la santé. Pour le droit d’informer (et à être informé·e) qui risque chaque jour un peu plus d’être définitivement enterré.

Pendant ce temps, des films comme The Great Hack : l’affaire Cambridge Analytica de Karim Amer et Jehane Noujaim (2019) montrent à qui en douterait combien Wikileaks continue de jouer un rôle de premier plan, comme dans le cas des révélations de la lanceuse d’alerte Brittany Kaiser. Ancienne directrice au développement des affaires chez Cambridge Analytica, c’est à Wikileaks qu’elle décide de confier les preuves concernant les manipulations dont ont été victimes les usagers et usagères de Facebook via la captation de leurs données, l’analyse de leurs comportements et l’achat de publicités ciblées pour ensuite les influencer dans leurs votes – que ce soit dans le cadre des élections présidentielles Trump-Clinton ou du référendum concernant le Brexit, en 2016.

2 - Edward Snowden : «  Comment sauver la démocratie  ?  »

Dans The Great Hack, la journaliste de The Observer Carole Cadwalladr rappelle que, derrière l’affaire Cambridge Analytica, «  il ne s’agit pas de droite ou de gauche, de rester ou de quitter [l’Europe], d’être pro-Trump ou pas… il s’agit de savoir si, à l’avenir, des élections équitables pourront de nouveau se tenir  ». Et c’est bien cet enjeu de démocratie qui est au cœur de la passionnante discussion entre Edward Snowden (lanceur d’alerte et ex-consultant de la NSA (3)), Lawrence Lessig (professeur de droit à Harvard et défenseur d’un internet libre) et Birgitta Jónsdóttir (fondatrice du parti pirate islandais et députée) à laquelle on assiste dans Meeting Snowden, de Flore Vasseur (2017). Le temps d’une rencontre clandestine, ces trois figures de proue d’un mouvement mondial de défense des libertés échangent autour de la seule question qui vaille selon elle et eux : «  comment sauver la démocratie  ?  ». Mais aussi : qu’est-ce que l’échec  ? la prise de risque  ? et qui écrit l’histoire  ?

Un petit détour par Citizenfour de Laura Poitras (2015) permet de se rafraîchir la mémoire quant aux détails de «  l’affaire  » qui a valu à Edward Snowden d’être, encore aujourd’hui, activement recherché par les États-Unis et de vivre comme réfugié depuis dix ans en Russie. En 2013, alors âgé de 29 ans, Snowden déclenche l’un des plus grands séismes politiques aux États-Unis en faisant fuiter plus d’un million de documents secret-défense en provenance de la NSA pour laquelle il était consultant. Outre un programme performant de surveillance de masse des populations, il révèle plus globalement que le gouvernement étatsunien prend de plus en plus de décisions anticonstitutionnelles, en dehors des lois. Écouter Snowden dans Citizenfour ou Meeting Snowden permet de prendre de la hauteur conceptuelle et philosophique : le lanceur d’alerte déplore en effet que les médias ne couvrent l’affaire que sous le seul angle de la simple surveillance, là où, selon lui, la question plus profonde et fondamentale est de savoir comment on a pu collectivement en arriver à un système où tout le monde est surveillé en permanence sans avoir son mot à dire, ni même le savoir. «  Les gouvernements considèrent de plus en plus le piratage comme légal… tant que ce sont eux qui le font  !  » confie Snowden devant la caméra de Flore Vasseur, tout en rappelant au passage que la surveillance de masse n’a jamais permis d’empêcher une seule attaque terroriste à ce jour aux États-Unis. Loin de répondre à la menace terroriste – argument avancé par tous les pays qui les mettent en place –, ces systèmes de surveillance répondent en réalité selon lui à des enjeux de «  manipulation diplomatique, d’espionnage économique et d’influence sociale. Il s’agit d’enjeux de pouvoir  ».

3 - Chelsea Manning : «  la personne qui a révélé la vérité  »

«  Pour clore cette guerre qui a commencé dans le secret et le mensonge, on assiste au procès en cour martiale de la personne qui a révélé la vérité  » entend-on dans XY Chelsea de Tim Travers Hawkins (2019). Le film raconte l’histoire de la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, ex-analyste du renseignement militaire US qui a confié en 2010 à Wikileaks des documents révélant les tortures et crimes de guerre commis en Irak et en Afghanistan, ainsi que l’espionnage de la diplomatie mondiale par les États-Unis. C’est la publication de ces preuves classifiées et le scandale qui en a découlé qui ont fait connaître Wikileaks au monde entier, liant à jamais le destin du soldat Manning à celui de Julian Assange – l’une et l’autre se soutenant mutuellement et refusant, y compris au prix de leur propre liberté, de céder aux pressions du gouvernement étatsunien pour leur soutirer des aveux et dénonciations.

Comme chez Snowden ou Assange, les réflexions de Manning sur la société et ses valeurs, sur la participation de chacun·e à l’état du monde sont passionnantes et stimulantes à écouter. Mais le portrait dressé par XY Chelsea est aussi profondément émouvant et le volet concernant sa vie intime (que ce soit son enfance douloureuse ou encore sa transition de genre) en définitive nécessaire. On comprend alors combien sa décision de briser le secret-défense en 2010 est au-delà du simple acte de bravoure : il révèle sa personnalité profonde marquée par la recherche absolue de vérité et la mise en cohérence permanente de ses actes avec ses convictions.

Cet engagement, Manning l’a pourtant payé très durement. Condamnée à 35 ans de réclusion pour trahison, elle subit sévices et tortures dans des prisons de haute sécurité pour hommes (alors qu’elle avait annoncé que son identité de genre était celle d’une femme et qu’elle souhaitait suivre une thérapie hormonale). Après plusieurs tentatives de suicides et grâce à une forte mobilisation de soutien, elle voit sa peine commuée à 7 ans à la fin de l’administration Obama et, depuis sa libération, elle se bat pour le respect des droits humains. C’est ce combat poignant et permanent pour la survie et la dignité que raconte XY Chelsea.

4 - Aaron Swartz : «  L’information, c’est le pouvoir  »

Autre personnalité à l’engagement infaillible en cohérence avec ses convictions profondes, Aaron Swartz a choisi très tôt de mettre ses compétences intellectuelles et technologiques hors norme au service d’un projet politique : celui de l’information comme bien commun et de l’accès à l’information comme droit inaliénable. Dans The Internet’s Own Boy (2014), le documentaire que Brian Knappenberger lui a consacré, celui qui a fait sien le slogan «  Information is power  » («  l’information, c’est le pouvoir  ») explique que depuis l’émergence d’internet, la question n’est plus de savoir qui a la possibilité de communiquer mais qui va pouvoir être entendu. En d’autres termes, qui contrôle et qui nous fournit l’information à laquelle on a accès  ?

Comme Assange, Snowden et Manning après lui, Swartz a été criminalisé, traqué par le FBI, enfermé et mis en isolement, jugé comme un terroriste alors qu’il ne se faisait que lanceur d’alerte pour défendre l’accès à une information qui appartient au domaine public tout en dénonçant le profit que certaines entreprises privées (sous couvert de gouvernements ou autres institutions publiques) peuvent injustement en tirer. En regardant The Internet’s Own Boy, on ne peut être qu’effaré·es par l’énormité des moyens mobilisés pour l’espionner, le traquer… et le briser. Ce qui fait écho à la chasse à l’homme lancée contre Snowden et racontée dans Snowden, ennemi d’État de John Goetz et Heilbuth Poul-Erik (2014). Si, dans le cas de Snowden, l’offensive diplomatique sans précédent initiée par Washington a échoué – et ce, malgré les manœuvres, les pressions et autres épisodes rocambolesques détaillés dans le film –, il est frappant de l’y entendre confier que Wikileaks a été le seul parmi les médias qu’il a contactés à pouvoir lui garantir une protection en tant que source. Un comble quand on sait qu’aujourd’hui, l’un des chefs d’inculpation d’Assange est précisément la prétendue mise en danger d’autrui via la publication des informations confiées par les lanceurs et lanceuses d’alerte… Avec Snowden, ennemi d’État, le rôle de Wikileaks dans la fuite réussie de Snowden depuis Hong Kong, puis dans son exil forcé mais «  en sécurité  » à Moscou, est indéniable, que ce soit grâce à l’aide de la journaliste Sarah Harrison sur place ou celle d’Assange depuis Londres.

Mais revenons à The Internet’s Own Boy qui, en toute cohérence avec le projet de société défendu par Swartz, est disponible en licence creative commons et que tout le monde peut donc regarder – pardon, que tout le monde devrait regarder. Vous pouvez même le visionner à plusieurs, tant ce documentaire incontournable et d’interêt général fait œuvre d’éducation politique, philosophique… et technologique. Il rappelle notamment que la technologie n’est jamais neutre et surtout que ce que les gouvernants en font, tout comme notre droit à l’information, devrait faire partie de nos préoccupations majeures – qu’on ait les compétences techniques ou pas. Se nourrir de la pensée de Swartz pour défendre un Internet libre comme droit humain est, aujourd’hui comme hier, fondamental. «  La politique du secret ne sert que celles et ceux qui ont déjà du pouvoir  » entend-on dans le film, un des protagonistes expliquant ensuite que les gouvernements ont tendance à reléguer à des questions de criminalité et de terrorisme des problèmes politiques et éthiques qui, auparavant, été résolus autrement. Toute ressemblance avec un contexte et des événements récents…

5 - Et nous/vous : «  Comment perpétuer cet héritage  ?  »

À 26 ans, sous la pression des poursuites judiciaires dont il était l’objet et pris dans un engrenage pénal brutal, Swartz mettait fin à sa vie. Si l’issue est tragique, regarder The Internet’s Own Boy nous permet cependant de prendre conscience de tout ce qu’il avait déjà accompli à son âge, et de tout ce qu’on lui doit. Comme le rappelle un protagoniste du film, «  le nombre d’organismes [et de projets] qu’Aaron a créés ou inspirés est tout simplement énorme  !  »

À la fin du film, le père d’Aaron s’interroge – nous interroge : «  comment pouvons-nous perpétuer son héritage  ?  » Car on ne le dira jamais assez : dans une démocratie, la liberté d’informer est un minimum vital et ne peut être une option, quelles que soient nos opinions politiques. Les films choisis dans cette filmographie nous plongent dans des personnalités individuelles fortes, captivantes, déterminées. Mais ils nous montrent surtout combien chacun de leur combat a contribué à raconter l’histoire de la liberté d’informer – l’histoire de notre liberté à être informé·es. Et comme le dit très bien Katia Roux, chargée de campagne à Amnesty International, dans Cybersurveillance, un impact planétaire (2023) : «  Quand [la surveillance] cible un journaliste, on cible quelqu’un qui nous informe. Quand on cible un défenseur, on cible une personne qui se mobilise pour défendre nos droits  ». Le documentaire d’Arnaud Constant et Nicolas Thomas, produit par Amnesty, démontre de façon implacable qu’avec l’écosystème de la surveillance qui s’est mis en place à l’échelle internationale, sur commande des gouvernements à des sous-traitants privés, nous sommes aujourd’hui plus que jamais tous et toutes concern·eés. Car, pour continuer de citer Katia Roux, prisonniers de cette économie de la prédation de nos données personnelles et de nos comportements sur la toile à des fins financières, nous sommes tous complices – complices, mais pas coupables.

Ainsi, nous avons toutes et tous notre rôle à jouer, et cela commence par soutenir les lanceurs et lanceuses d’alerte engagé·es sur le même chemin que Swartz, Snowden, Manning et Assange. Parce que, comme le rappelle Snowden : «  Ça ne suffit pas de croire en quelque chose, il faut se battre pour sa défense sinon cela cesse d’exister  » (Meeting Snowden). Parce qu’on a plus à y perdre en ne faisant rien qu’en se risquant à agir.

Pour notre droit de savoir, sauvons Wikileaks, libérons Julian Assange

Notes

(1) Déclaration de Stella Assange, avocate et épouse de Julian Assange.

(2) Autour du 1er mai s’intéressant au cinéma, notre focus ici est sur les films disponibles mais il y a aussi, bien sûr, plusieurs livres incontournables sur le sujet (voir la boutique des Mutins) et une série d’articles proposés sur le site Le Vent Se Lève (LVSL) ainsi que sur celui des Mutins de Pangée toujours, sans oublier la rubrique «  ressources  » du tout nouveau site du Comité de soutien à Assange.

(3) NSA = National Security Agency, agence des services secrets étatsunienne.