Cyberharcèlement et misogynie en ligne

Sélection réalisée en : décembre 2023

73 % des femmes dans le monde ont subi des cyberviolences. Un tweet sur 15 évoquant une femme blanche est violent, c’est le cas d’un tweet sur 10 évoquant une femme noire. 40 % des femmes cyberharcelées ont peur pour elles, 20 % ont peur pour leur famille. 50 % d’entre elles connaissent leur harceleur et 32 % ont arrêté d’exprimer leur opinion sur Internet….

Des chiffres glaçants, qui proviennent tous d’études sur lesquelles s’appuient les films référencés dans cette filmographie que nous avons préparée à l’occasion de la projection de Je vous salue salope le 10 décembre prochain qui se tiendra au Majestic Bastille à Paris, dans le cadre de l’Écran des droits, l’événement que nous coordonnons chaque mois avec la Ligue des droits de l’homme, Amnesty international et l’Observatoire international des prisons.

Une filmographie qui vise à combattre la banalisation du cyberharcèlement et à lutter contre notre tendance à relativiser les cyberviolences qui ne seraient que «  virtuelles  », secondaires, voire pour certaines femmes «  méritées  ». Les films réunis ici le démontrent avec force et conviction : non, il ne suffit pas de couper ses notifications, de bloquer tel ou tel troll pour se débarrasser du «  problème  » - il en va au contraire de notre liberté d’expression à tou·tes qui s’en trouve menacée  ; et oui, les cyberviolences font partie du continuum des violences subies quotidiennement par les femmes - alors il est temps de réagir et d’agir, collectivement, à l’échelle de toute la société.

La filmographie est également disponible au format pdf ici.

Les films dont le titre est suivi de (*) sont disponibles en ligne en accès libre (les liens sont indiqués en bas des fiches films correspondantes).

Démonter les idées reçues

Je vous salue salope, #SalePute… Des titres de films qui peuvent paraître choquants. Imaginez alors recevoir ce type de messages en ouvrant machinalement votre téléphone… des centaines de fois d’affilée  ! C’est l’effet provoqué par ces deux documentaires d’information, réalisés respectivement en 2022 et 2021, qui permettent de prendre conscience de l’ampleur du phénomène du cyberharcèlement à l’égard des femmes en démontant une à une nos idées reçues.

Oui, le cyberharcèlement est un problème genré : d’abord parce que les études montrent que les femmes ont 27 fois plus de risques de se faire harceler en ligne que les hommes  ; ensuite parce que ces mêmes études révèlent que ce sont surtout des hommes qui les harcèlent.

Non, les harceleurs ne sont pas de simples cas isolés, des «  monstres  » écervelés ou des marginaux psychotiques mal éduqués : l’une des réalisatrices de #Salepute a été cyberharcelée par un banquier, l’autre par un humoriste radio et, parmi les sept principaux harceleurs dont a été victime la journaliste Nadia Daam (qui faisaient tous partie d’une meute d’internautes issus d’un forum), le dernier en date à avoir été jugé était un étudiant en philosophie de 27 ans…

Non, cela ne concerne pas que quelques femmes «  qui l’auraient bien cherché  » et dont il faudrait condamner le comportement «  déviant  » : dans les deux documentaires, on entend les témoignages de dizaines de femmes de cultures, d’âges et de professions différentes, et leur diversité rend l’ampleur du phénomène encore plus frappante. Qu’elles soient avocates, youtubeuses, députées, activistes ou encore humoristes, le tort de ces femmes aura été, en réalité, d’avoir pris la parole et d’occuper une position influente. Le prix à payer  ? Un déferlement d’insultes, de menaces de viol ou de mort.

Oui, il s’agit d’un phénomène social global : comme le rappelle Nadia Daam dans #Salepute, ces harceleurs qui sont issus principalement des classes moyenne et moyenne supérieure «  ne sont pas des dingues, [ce ne sont] pas des anomalies du système, ils sont le système  ». Le cyberharcèlement vécu par les femmes découle d’une violence structurelle dont nos sociétés ne se sont jamais débarrassées, qui est tellement banalisée qu’on ne prend même plus la peine d’en parler et que les réseaux sociaux ont simplement rendue plus visible.

Oui, le cyberharcèlement est du harcèlement : on entend souvent qu’Internet, ce n’est pas la «  vraie vie  » et qu’il faut apprendre à déconnecter, à relativiser… Mais après avoir vu tous les films cités ici et écouté la descente aux enfers vécue par chacune des femmes qui y témoignent, il devient impossible de nier à quel point cyberharcèlement et vie réelle sont liés et combien le premier a des impacts concrets et mortifères sur la seconde.

Dès l’école… et jusqu’à l’intimité de couples adultes

Les intrigues de C’est gratuit pour les filles (*) et Je te faisais confiance se déroulent dans le cadre scolaire mais, du fait du développement des nouvelles technologies et des réseaux sociaux, le harcèlement qu’y subissent les jeunes filles dépasse largement la seule enceinte physique de leur établissement. Si le premier film a l’intérêt de ne pas réduire son personnage principal au statut de victime, montrant sa capacité à rebondir et sa détermination à atteindre ses rêves malgré tout, le second a quant à lui l’originalité d’inclure le point de vue des témoins. Il nous conduit alors de manière efficace à nous interroger sur les effets de notre complicité (qu’elle soit passive ou active) afin de nous inciter à agir. «  Selon votre vécu, que vous ayez été victime, harceleur ou témoin, vous n’allez pas ressentir ou imaginer les mêmes choses lors des nombreux passages suggérés [dans le film]  » confie le réalisateur, qui a par ailleurs pensé son moyen métrage comme une œuvre cinématographique pouvant servir d’outil pédagogique pour les établissements scolaires qui souhaiteraient sensibiliser leur jeune public aux impacts réels et dramatiques du harcèlement. Chaque projection du film doit ainsi être suivie d’un ciné-débat afin d’accompagner la prise de conscience et la libération de la parole.

Je te faisais confiance traite du harcèlement scolaire sous toutes ses formes (morale, physique, sexuelle), du cyberharcèlement donc mais aussi du «  revenge porn  », cette vengeance pornographique que l’on retrouve dans l’épisode éponyme de la série H24 (*), disponible sur Arte.tv - un épisode qui nous transperce par la froide douleur de cette mère qui a dû enterrer sa fille après qu’une vidéo postée à son insu sur des sites pornographiques l’a poussée au suicide. Diffusé sur France télévisions à l’occasion du lancement de la campagne #AimeSansHaine contre le cyberharcèlement et la haine en ligne, le téléfilm Mise à nu, qui suit le procès d’une femme victime de son ex-compagnon, rappelle s’il en était besoin que le revenge porn (et le cyberharcèlement en général) concerne tout le monde et tous les âges.

Des crimes impunis faute d’une législation claire et adaptée

Inévitablement, une fois réalisés les impacts dramatiques du cyberharcèlement et le caractère systémique du phénomène, un double constat s’impose : celui de l’impunité dont bénéficie la grande majorité des harceleurs du fait d’une législation inadaptée qui n’est pas en mesure de protéger les victimes. Certes, des progrès récents sont à noter : la loi Schiappa du 3 août 2018 sur le cyberharcèlement en meute fait encourir aux auteurs reconnus coupables 5 ans d’emprisonnement et jusqu’à 75 000 € d’amende. En Belgique, une loi contre le «  revenge porn  » a été adoptée en avril 2020 et l’auteur des faits risque désormais 6 mois à 5 ans d’emprisonnement et une amende de 200 à 15 000 €. Mais comme en témoignent les films sélectionnés ici, force est de constater que peu d’affaires aboutissent à des condamnations, faute de précédents et de personnels formés en la matière.

Il est ainsi effrayant d’entendre la jeune youtubeuse Manonolita confier dans #Salepute que, lors de son premier dépôt de plainte, elle a passé plus de temps à expliquer aux forces de l’ordre comment fonctionnaient les plateformes qu’à parler du motif de sa plainte proprement dit. De même, Chris Gray, ancien «  modérateur de contenu  » pour un sous-traitant de Facebook, estime dans Invisibles. Les travailleurs du clic (*) que les personnalités politiques qui sont censées légiférer ignorent tout de la réalité des réseaux sociaux qu’elles sont pourtant si promptes à accuser de tous les maux. Elles ignorent tout du travail concret des «  petites mains  » qui agissent quotidiennement derrière les écrans et les milliers de posts haineux, tout comme des conditions dans lesquelles ce travail de modération se fait.

Réduit·es au silence par une clause de confidentialité, dans l’impossibilité d’oublier ou de se confier sur les horreurs qu’ils et elles doivent chaque jour modérer sans pour autant pouvoir les dénoncer légalement, les «  travailleur·ses du clic  » qui peinent à défendre leurs propres droits nous mettent en alerte, à l’instar de cette modératrice de contenus qui témoigne anonymement dans Invisibles : «  Si on veut continuer à promouvoir l’idée de connecter les gens partout dans le monde, il faut revoir la manière dont on traite les modérateurs et peut-être un peu plus cadenasser les règles. Être un peu moins sur les intérêts privés et penser [davantage] à la communauté.  »

Ne plus rester neutres

Tous les films cités nous invitent au fond à ne pas rester neutres, à ne pas nous résoudre à voir disparaître du débat public les cyberharcelé·es. #Salepute pointe pourtant ce risque du doigt quand les femmes qui y témoignent avouent, dans leur grande majorité, avoir quitté les réseaux sociaux et se contentent dorénavant de «  fermer leur gueule  ». Pour se protéger. Pour protéger leur famille. Par épuisement aussi, comme celui que l’on voit de façon poignante gagner et éteindre à petit feu le personnage de Noémie Merlant dans l’épisode PLS de la série H24 d’Arte. Mais quand tou·tes les cyberharcelé·es se seront tu·es, alors ne restera que celles et ceux qui auront parlé le plus fort et tout espoir de débat démocratique sera mort.

Le mot de la fin ira à Renate Künast, ministre allemande victime de cyberharcèlement, qui rappelle dans #SalePute un vieux slogan féministe des 1970s :

«  Le pouvoir des hommes est la patience des femmes.  » Et d’en conclure : «  Il faut qu’on arrête d’être patientes  !  »

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